CHAPITRE XIV

 

Mikofsky buvait une bière, accoudé au comptoir. La mousse recouvrait sa moustache, et Lise lui trouva l’air d’un chien écumant. Un peu en retrait, Santäl examinait les diodes clignotantes d’un juke-box vétuste, les yeux pleins d’une crainte respectueuse.

— C’est arrangé, chuchota le scientifique en se penchant vers la jeune femme, j’ai pu louer une camionnette et obtenir un contact avec l’université. Un vieux copain qui me croyait mort, il dirige le département d’ethnobiologie, il nous attend avec impatience…

Il fit une pause, but une gorgée de bière pour dissimuler sa gêne…

— Pour les tatouages, rien de nouveau, ajouta-t-il enfin, ils pataugent tous. Je… je suis désolé. Je vous promets de plancher là-dessus dès qu’on m’aura attribué un labo. Vous savez, je ne suis pas mauvais dans mon genre, il est possible que…

Elle le fit taire en posant doucement ses lèvres sur les siennes. Il eut un sursaut et demeura statufié. Dehors la nuit tombait, l’obscurité encerclait la ville, gommant les maisons les unes après les autres. Lise s’adossa au zinc, elle n’avait plus peur. Plus peur du tout… Un calme étrange l’envahissait peu à peu.

— Mathias, murmura-t-elle soudain, l’antidote des Morhads… Vous savez, ce sérum censé développer l’instinct de territorialité ? Vous en connaissez la composition ?

Mikofsky haussa les sourcils, perplexe.

— Mon Dieu non ! D’ailleurs je n’y ai jamais cru… Et puis les Morhads sont tous au fond du marécage aujourd’hui. Si cette formule a vraiment existé, il faudra des années pour en retrouver le secret ! Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Pour rien… Par curiosité.

Elle se hissa au sommet d’un tabouret, commanda un cognac. Elle se rappelait le mémoire illisible que Rilk avait confié à David, qu’était-il devenu ? Le zoologue l’avait glissé dans son sac… Mais les équipements étaient restés au sommet du pylône lorsque Mikofsky avait jeté son providentiel filin… En ce moment même, les lithophages devaient achever de les digérer ! Elle étouffa un rire nerveux. « Nomades ! » Le mot brasilla dans son esprit avec une intensité presque douloureuse. Elle regarda les buveurs. ILS NE SAVAIENT PAS ! Personne ne soupçonnait rien ! Personne ne songeait au grand exode qui se préparait dans l’ombre, à l’insu de tous ! Un jour, la vérité s’abattrait sur eux, le feu de la marche leur brûlerait les jambes… L’ère du Mouvant entamerait son règne. Que serait-elle ? Une étape initiatique peut-être ? Une épreuve dont l’humanité sortirait assagie ? Pourquoi pas !

— Mathias…

— Oui ?

— Vous avez conservé vos jumelles ?

Le gros homme fouilla dans le sac qu’il portait en bandoulière, en tira un étui de cuir marqué d’un matricule au pochoir.

— Tenez…

Elle fit sauter le fermoir, marcha vers la fenêtre. Mais il faisait déjà trop sombre. Elle se promit que le lendemain, dès le lever du soleil, elle détaillerait le profil des montagnes pour y découvrir les nouveaux jalons destinés aux Dieux Aveugles. Tout de suite après, sa propre avidité la troubla, et – une seconde – elle se demanda si, en définitive, elle n’enviait pas Cazhel… ?

 

 

FIN

 



[1] Voir Le Puzzle de chair, Éditions Fleuve Noir. Collection Anticipation.

[2] Voir Le Carnaval de fer. Éd. Denoël ; collec. Présence du futur.

[3] Voir Le Puzzle de chair. Éd. Fleuve Noir. Coll. Anticipation.

[4] Voir Le Puzzle de chair. Éd. Fleuve Noir. Collec. Anticipation.